Dans les petits villages, les rues sans nom et sans numéro vont disparaître
La loi 3DS vient d’étendre l’obligation de nommer et numéroter les voies aux communes de moins de 2 000 habitants, qui en étaient jusque-là exemptées. Fin 2021, 15 % des routes françaises n’avaient ainsi pas d’adresse précise.
Donner son adresse ne relève pas toujours de la science exacte. Si la majorité des habitants français ont l’habitude d’indiquer leur lieu de vie ou de travail par une formule normée qui accole un numéro et un nom de voie, d’autres sont obligés d’en passer par des « troisième rue à gauche après l’école » ou « dernière maison à droite dans le chemin à la sortie du village ». Obligés, parce que toutes les rues de France n’ont pas de nom ou de numéro, loin s’en faut.
Jusque-là, la loi française n’obligeait en effet que les communes de plus de 2 000 habitants à nommer leurs rues et numéroter les bâtiments, soit seulement 15 % des communes. Dans beaucoup de petits villages, le lieudit ou le hameau fait ainsi souvent office d’adresse commune pour plusieurs habitations.
Fin 2021, il y avait un peu plus de 350 000 voies non numérotées en France, indique La Poste au Monde, soit 15 % de la totalité des voies dénommées – elles étaient 19 % fin 2019. Sur son site, l’entreprise souligne aussi qu’en 2019, 2,3 millions de lieux et plus de 3 millions de foyers et d’entreprises n’avaient ainsi pas d’adresse précise.
Ce particularisme aura bientôt fait long feu. La loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et la simplification (dite loi 3DS), définitivement votée par le Parlement mardi 8 février, prévoit désormais que les communes « mettent à disposition les données relatives à la dénomination des voies et la numérotation des maisons et autres constructions ».
Cette disposition, en vertu de laquelle les communes devront alimenter une base nationale d’adresses standardisées sous la forme « numéro, nom de voie, commune », instaure une obligation indirecte pour tous les villages, quelle que soit leur taille, de procéder à un « adressage » en bonne et due forme. Cette « base d’adresses nationale », librement accessible, a vocation à devenir une référence unique pour la localisation des lieux.
Indispensable pour les secours
Cette loi devrait accélérer un mouvement déjà à l’œuvre depuis quelques années, par lequel les lieudits disparaissent progressivement des adresses postales. Le nombre de voies sans numérotation a ainsi diminué de moitié depuis 2018. Car une adresse qui se résume à un nom de hameau et se joue des GPS pose des problèmes pour les facteurs – qui ne connaissent pas tous les territoires sur lesquels ils sont amenés à faire leurs tournées –, pour les livraisons de commandes réalisées en ligne – qui ont augmenté de 30 % entre 2019 et 2020 –, mais aussi pour les aides à domicile, ou les services de secours.
« Il y a quelques années, nous avons eu besoin des secours en urgence dans un hameau où une personne était tombée par terre », raconte par exemple Jean-Gérard Didierre, maire de La Croisille-sur-Briance (Haute-Vienne), 690 habitants, au Populaire du Centre :
« Nous avons joint les secours mais les pompiers, venus de Corrèze, quand ils sont arrivés, étaient perdus, ils m’ont appelé sur le portable : “vous êtes où ?”, “on est là, à tel endroit”, etc. Heureusement, cela n’a pas été dramatique mais ce jour-là, j’ai pris conscience qu’il fallait qu’on fasse quelque chose. »
« L’absence d’adressage conduisait parfois à des situations dramatiques, surtout que les secours envoient de plus en plus des ambulances privées », explique aussi Catherine Moulin, maire de Faux-la-Montagne (Creuse), 400 habitants, à La Gazette des communes.
Le déploiement de la fibre optique a également décidé de nombreux maires à franchir le pas dans les petits villages. Pour être raccordé au réseau, chaque bâtiment doit en effet se voir attribuer un « code Hexaclé », qui n’enregistre les adresses géographiques que sous la forme « numéro, voie, commune ».
« Tous les services qui dépendent de la géolocalisation ont transformé notre manière d’identifier les lieux », résume au Monde John Billard, vice-président de l’Association des maires ruraux de France (AMRF).
Travail de longue haleine
La presse locale se fait ainsi l’écho d’un vaste mouvement de dénomination et de numérotation dans les villages. Ceux aux rues sans noms, mais aussi ceux, moins nombreux, nés d’une fusion de communes, et qui voient désormais coexister en leur sein plusieurs « places de l’église », « rue nationale » ou « rue du lavoir ».
C’est le cas par exemple, relève Le Réveil normand, à Breteuil (Eure), issue de la fusion en 2016 de Breteuil-sur-Iton, Cintray et La Guéroulde, où l’opposition regrette les désagréments engendrés par ces doublons. « Un jour, on m’a livré des bouteilles d’oxygène [rue du Lavoir] à Cintray alors qu’elles étaient à destination de La Guéroulde », a expliqué une conseillère d’opposition de la commune, invitant la municipalité à revoir l’adressage dans le village.
Un travail de chiffres et de lettres de longue haleine, comme le montre l’exemple du village de John Billard, Favril (Eure-et-Loire), 370 habitants. Il a fallu deux ans au maire pour identifier les lots et établir un adressage précis sur les trois rues sans nom de la commune.
« Nous avons fait une réunion publique (…). On a essayé de se référer à l’histoire, au patrimoine »
Pour les services de la mairie, il s’agit de déterminer une juste dénomination des voies parmi les « routes », « rues », « allées » et autres « avenues », puis de leur choisir un nom. « Nous avons fait une réunion publique, la population pouvait voir sur des plans les noms de voies attribués. On a essayé de se référer à l’histoire, au patrimoine », explique Philippe Sudrat, maire de Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), 1 317 habitants, au Populaire du Centre. A La Croisille-sur-Briance, « presque tous les noms de routes, de voies ou d’allées qu’on a créés ont été gardés avec l’origine du nom du lieudit tel qu’il est historiquement », a souligné le maire, affirmant que « les gens y sont attachés ».
« Une bonne adresse, c’est une adresse qui est utilisée. Si elle n’a pas de sens pour les habitants, ça ne sert à rien », affirmait aussi en juillet Christel Papillon-Viollet, qui s’occupe des services d’adressage à La Poste, à l’Agence France-Presse, invitant les communes à garder la mémoire des lieudits dans les nouveaux noms.
Un coût important pour les communes
Le travail de numérotation fait, lui, la part belle à un système étranger aux grandes villes françaises et encore méconnu : le système dit métrique, qui attribue des numéros aux bâtiments en fonction de leur distance avec le début de la voie à laquelle ils appartiennent. Il n’est pas rare dans les villages aux nouvelles adresses de trouver des maisons au numéro 735.
« Cette numérotation permet d’intercaler de nouveaux numéros sans modifier [celle] existante et sans risque de créer des numéros bis ou ter » en cas de futures constructions sur des voies où le bâti est souvent peu dense, explique Tigéo dans son guide méthodologique sur l’adressage.
« La Poste [comme d’autres prestataires] propose un dispositif d’accompagnement pour identifier les voies, organiser le numérotage, et renseigner la base d’adresses locales, précise John Billard. Ça fait gagner du temps mais ça a un coût ». Un coût qui a suscité des inquiétudes lors des débats sur la loi 3DS au Parlement. La commission des lois du Sénat avait supprimé du texte l’article – finalement rétabli et voté – instaurant cette obligation au motif que « l’impact sur les finances communales de la charge qui résulterait nécessairement [de cette nouvelle obligation] ne peut, en l’absence de toute étude préalable, être estimé de manière certaine ».
Cédric Szabo, directeur de l’AMRF, souligne également qu’il faudra évaluer la faisabilité de la mesure. « Si c’est matériellement impossible pour les petites communes, cela n’a pas de sens », insiste-t-il :
« L’enjeu est de savoir comment elles vont pouvoir réaliser cet adressage sans que cela devienne une vulnérabilité. »
Les communes doivent en effet respecter de nombreuses normes, commander des panneaux, les faire poser, communiquer avec les habitants… A La Croisille-sur-Briance, la création des adresses pour les 150 voies a ainsi coûté plus de 40 000 euros à la commune, soit 7 % de son budget annuel, selon France 2. Il ne reste plus, désormais, qu’à positionner les panneaux, et attendre que les GPS enregistrent les nouvelles adresses qui devraient faciliter la vie des habitants.