La journée gargantuesque de La Croisille avec
Jérôme Leroy, Les derniers jours des fauves, La Manufacture de livres (Il sera à la Journée gargantuesque!)
« Il y a du fauve dans cette forêt », lisait-on en 1881 dans l’abrégé du Dictionnaire de Littré. Ce que nous confirme Jérôme Leroy dans son nouveau captivant roman noir, c’est qu’il y a du fauve dans toute campagne électorale, a fortiori dans une campagne présidentielle. Il renoue avec les thèmes politiques de ses précédents romans parus dans la Série noire de Gallimard, sans oublier d’autres qui lui sont également chers (l’effondrement, le désir de partir ailleurs fonder une communauté utopique, la poésie, l’idéalisation du plateau de Millevaches en Limousin, les amours fondateurs de l’adolescence, les clefs autobiographiques…), que l’on retrouvait dans l’excellent Vivonne paru à La Table Ronde en 2021. S’y invite la pandémie qui a fait évoluer l’Etat vers un certain autoritarisme. L’équation est simple : la présidente de la République Nathalie Séchard se sentant « empêchée » de se représenter, deux de ses ministres entrent en lice, Guillaume Manerville, plus à gauche, Patrick Beauséant, un « vieux de la vieille » qui flirte avec l’extrême-droite – dont la vraie candidate est cependant Agnès Dorgelle, la présidente du Bloc Patriotique . Au milieu de cette toile d’araignée parfois fatale, Clio, vingt ans, normalienne brillante, tentée par l’ultra-gauche, fréquentant les activistes des « Bonobos effondrés », fille adorée de Manerville et donc son talon d’Achille. L’habile romancier n’a pas son pareil pour décrire la cage aux fauves ou le panier de crabes où tous les (très) sales coups sont permis, où les services secrets se mêlent aux nervis d’extrême-droite, comme à la grande époque du SAC, où la manipulation règne, sous le regard attentif d’une mystérieuse « Association » qui se veut faiseuse de rois. Donc, forcément, ça dessoude. Bien entendu, on fait le lien, depuis qu’on lit Leroy, avec le néo-polar initié par Jean-Patrick Manchette dans les années 70, même si l’on est quarante ans plus tard, même si Leroy cite plutôt ADG. L’eau dans laquelle fut retrouvé « noyé » Robert Boulin ne s’est pas totalement évaporée. En 2020, dans Les nuits rouges (Série noire), Sébastien Raizer avait raconté avec force la disparition de la sidérurgie lorraine. Leroy évoque aussi, dans Les derniers jours des fauves, le Nord industriel sinistré et les ravages humains qui s’en suivirent.
Tout dans ce roman est vrai – disons vraisemblable – et Jérôme Leroy s’amuse à créer des personnages ressemblant fortement à des responsables politiques bien connus. Ainsi de la présidente Séchard (« qui baise avec ardeur et bonheur » au début du livre), dont le parcours politique nous est raconté en détails, qui ressemble tant à Emmanuel Macron (mais qui se retire comme Hollande), mariée à un homme beaucoup plus jeune qu’elle, qui lâche parfois : « J’aurais dû rester de gauche » ; « Aider les riches avait pourtant semblé une bonne idée à la présidente Séchard [elle avait pensé] que ça ruissellerait à un moment ou un autre. » Et puis, il y a de l’Achille Peretti chez Beauséant. L’écrivain sait en plus enrichir son livre d’histoires d’amour émouvantes et tragiques, celle de Clio et Lucien Valentin, celle, surtout, de Manerville, de Pauline et de Joseph – devenu plus tard le « Capitaine », l’ange gardien de Clio, qui choisit le nom de ses planques en fonction de ses goûts littéraires. Une passion romantique venue de l’enfance, qui se prolonge au-delà de la mort.
Dans ce roman dense, haletant, bien écrit, référencé sans peser, l’auteur évoque aussi les désirs de communautés alternatives, qu’elles soient sécuritaires comme Alphaville, sans doute ainsi nommée en référence au film de Godard dans lequel Lemmy Caution affronte le professeur von Braun dans une cité déshumanisée ; ou comme ces « interstices de la Matrice » comme le Plateau de Millevaches, où certains rêvent de vivre autrement à l’écart de la « société démente ». C’est d’ailleurs un goût pour le Limousin que le natif de Rouen vivant dans le Nord ne cesse de développer à travers ses ouvrages, faisant de lui désormais l’un des « écrivains du Plateau » comme le sont chacun à sa manière Bergounioux, Michon, Millet et quelques autres.
C’est ainsi que Leroy est grand.
Laurent Bourdelas